Le portrait de Néith

Les yeux de Néith contemplent, à l’instar du cadran solaire, les révolutions des astres, pour épancher – simultanément avec les instants de silence concentré, dans lesquels se produisent les arrêts de leurs aiguilles bien aiguisées – une nébuleuse liquide d’humeurs toujours nouvellement étoilées, pleines de poussière fluorescente. C’est le passage de l’expression d’une volonté longtemps entravée et, en même temps, de celle d’une volonté inflexible de justice, à une expression rêveuse adoucie d’un regard créateur de la réalité, propre à l’architecte. En outre, on voit apparaître chez elle un je-ne-sais-quoi qui fait penser au chat et au loup, mais aussi une certaine luminiscence préhistorique des yeux qui sont, malgré tout, encore humains; à leur largeur rappelant la zone polaire et à leur longueur oblique, fréquente chez les animaux, correspond un rétrecissement extrêmement grâcieux de la mâchoire – instrument de tourbillonement du tréfonds de ce temps qui n’est doté de son image qu’au-delà de la mort! Il s’agissait, donc, de préciser, dans son œil, les lignes de force de la puissance du don lui-même.

Mnémosyne qui ne parle jamais!
Elle est l’heure intérieure; le trésor jaillissant, et la source emmagasinée;
La jointure à ce qui n’est point temps du temps exprimé par le language.
Elle ne parlera pas; elle est occupée à ne point parler. Elle coïncide.
Elle possède, elle se souvient, et toutes ses sœurs sont attentives au mouvements de ses paupières.

(Paul Claudel: ODES)

Une fois que les yeux de Néith ont projeté, sur un objet scruté, le point culminant de ce qui se passe dans son for intérieur, ce point se détache de cet objet vu pour rentrer dans l’abîme de ses prunelles. C’est pourquoi celles-ci aussi, ayant atteint le point culminant de leur intensité, se trouvent “blessées” et commencent à répandre de la lumière. Alors ses yeux semblent ne plus voir, se limitant désormais à ne faire que rayonner, mais avec une force tellement accrue qu’ils devinent à l’aveuglette, sans réfléchir, l’intérieur des objets présents, en prenant presque la fonction de la radioscopie. Et, au moment où son regard touche les profondeurs extrêmement encombrées d’un objet – il est à ce point submergé par l’horizon que les blancs de ses yeux se colorent de bleu. Si bien qu’ils ne font plus qu’emporter promptement le foyer des événements à venir, tout comme les petites rivières serpentines et impétueuses, qui transpercent le milieu d’une chaîne de montagnes qu’il est impossible d’apercevoir si l’on reste les pieds cloués au sol.

Quoique flottante, car vouée à un espace lointain en état d’apesanteur, les mouvements de ses membres semblent avoir leur origine dans les plus grandes profondeurs du champ de gravitation, si bien que même à l’état d’immobilité elle garde en elle-même la trace des vents souterrains qui autrefois la traversaient. Alors que ses bras sont comme des branches submergées tendues qui suivent le cours de l’eau et ses détours inattendus. Tantôt roses des vents, tantôt fourches qui se fraient le chemin à travers les fourrés de broussailles, avec la persévérance de l’aveugle afin de s’emparer du pouvoir de tout embrasser, ce qui est hors de leur portée depuis le temps immémorial. Et, grâce à leur propre sens de reconnaissance, sis dans les bouts de leurs doigts, ils enlacent les objets à la manière des lianes.
En tant qu’observatrice clairvoyante – se trouvant au milieu d’une ceinture verte qui, dans la zone crépusculaire, va s’éteignant – elle a un pressentiment extrêmement intense d’une altération totale dans l’athmosphère. Tout en étant presque engourdie sous le poids d’une impression contradictoire, due à une lumière éclair, c’est-à-dire plongée dans la profondeur du crépuscule, elle s’y achemine subitement, sans changer radicalement de position et en choisissant l’instant-clef propice au bond et, en même temps, au mouvement permettant de délier le faisceau de rayons opposés les uns aux autres. Car, ce n’est que là où tout s’écroule qu’elle peut se comprendre elle-même, devenir visible pour tous les autres.

Par son regard persistant, à la fois lucide et extasié, elle estompe même sa propre situation défavorable, par un regard devenu déjà presque entièrement félin. Car le calme de ses yeux, auquel elle est finalement parvenue, annonce qu’elle est prête à bondir. Et cela vers un rejeton clair et fourchu de la sphère qui s’éloigne, ressemblant à une racine renversée, adventice survécue d’un ancien tronc de lumière, et qui est arraché du fond d’une région terrestre. C’est à son image que toute la sphère crépusculaire se façonne à nouveau pour s’assimiler à l’être de l’observatrice: à sa flamme étincelante se dressant contre le vent! Car, son regard exprime l’extase devant l’innovation qu’elle vient d’apercevoir dans le ciel et qui la fait sortir, elle, en tant qu’observatrice, du piège que lui tendait sa préoccupation du travail consacré aux interprétations relatives à la terre. En effet, les signes errants d’une nature invisible ne se résument dans le texte du relief d’ici-bas qu’à une époque postérieure. En même temps, le feu de cette innovation forme de ceux-ci un nuage de fumée, son propre bras prolongé par la lumière et indiquant la voie de transfiguration de la matière solide en l’aura de l’individualité qui tourne autour de l’endroit où fut posée la première question sur soi-même. Et ce n’est que par là qu’elle raffine le fil d’une communication destinée à se poursuivre et à devenir universelle.

OISEAU VISIONNAIRE

La barque glissant vers l’autre unfini présente, à sa proue, des mandibules de scarabée qui font traverser l’abîme à Astharte, première étoile, pâle et tremblotante. Or, ces mandibules sont à la fois l’endroit de croisement de deux génies/caractères (Ka, libéré par Tefnuit, et Kaït, libérée par Chout). Ceux-ci produisent le flux du champ d’Astharte ou mettent au point, en un demi-instant l’angle de son élan, en vue de l’ascension vers les sphères les plus lointaines. La direction de la navigation est hésitante; une fois fixée dans l’esprit de l’oiseau, elle est aussitôt changée, si bien qu’elle est éliminée du cours du temps, en attendant que l’histoire ait fini; c’est-à-dire, que la grande promesse, faite à une époque archaïque et formulée au moment d’éruption d’un volcan, ait été tenue.

En effet, c’est là la raison de sa vigilance mélancolique: renoncement de l’oiseau à sa vision primordiale, à celle qui aurait pu se réaliser même avant de passer par l’échelle de possibilités émouvantes, contenues dans sa propre queue/panache. Bien que seule une couronne pâle fût restée du contenu de cette voyance, la fumée de la balise fit échouer son dernier charbon ardent du côté du Nord; cependant, celui-ci fut exclu du cours du temps. C’est que, rentrées en elles-mêmes, toutes les autres posibilités de l’échelle de prévisions ignoraient que l’abîme avait été franchi, ce qui assura désormais une optique plus large, de sorte que chacune se croyait être le point de départ absolu. La première idée de l’égalité réalisée – faisant toujours de l’effet, tout en étant illusoire – produisit des bouleversements et des éclipses de Soleil.

La mort de l’oiseau prophétique en rêve est le naufrage du bateau qui transporte l’Idée de l’égalité et dont la Proue Détachée s’enfonce dans une Roche, d’où commence à chanter toute l’histoire de sa construction qui avait été sautée, et cela à rebours, ce qui est une précision supplémentaire, au moyen d’une fléchette, destinée à aider le bateau à s’orienter dans un espace sans repères! Idée engagée dans l’incertain, Dé jeté sans la possibilité de le retirer. Perte de la vision d’avant la création du monde, causée par l’anéantissement de la pointe de clarté /stylo à cartouche/ se vérifiant par elle-même, d’où s’écoule sa propre encre et colore de sa tristesse tous les cieux au point du jour. Mais cette perte est utile; elle équivaut au retour à la base cristalline sous-jacente de la première question posée où flotte le fil tranchant des connaissances réciproques infinies entre Moi, Toi, Nous et Eux – ce qui forme l’axe de la Sphère fuyante (Domaine des Solennités). Ses freins de poudre stellaire ne sont tirés, cependant, que par deux extrêmes interchangeables, car, les premièrs à avoir été polarisés: c’étaient Chou et Tephnuit, couple de jumeaux exceptionnels, pivot de raffermissement d’un état fluctuant archiarchaïque, fondement de la construction dans un avenir lointain, ainsi que centre de signes votifs – pour la bonne raison qu’ils sont les seules à voir ce qui les prédermine dans leur alliance. Ils sont les seuls à voir l’œil qui voit tout, c’est pourquoi ils sont capables de détourner le cours prévu des choses, c’est-à-dire de dépasser le destin. En effet, ils avaient repris au Dieu Râ, lui-même, le pouvoir d’éclairage – au moment où celui-ci était bouleversé par le retour de sa propre force farouche (lorsque, mordu par un serpent, il put lui rendre la pareille). Alors, en ressentant une douleur atroce, il le segmenta en d’innombrables éclats de lumière reflétée : naissance des constallations de tous les humains. Sortie inattendue d’un horizon lointain du fond des eaux luminiscentes.

LE VERTIGE

Le vertige de Nuit, dame stellaire tendue vers les hauteurs, provoque le renversement de la couronne ceignant sa tête; demi-lune bicorne d’un éclat extraordinaire. Et cette couronne/barque, projetée en haut et ramenée, pousse des rejetons/flotteurs se transformant en disque ailé (bateau à voiles céleste). En effet, son recoin le plus caché (atelier de tissage) est éjecté – automatiquement – dans le prolongement luisant de la proue: celui qui navigue vers la lumière blanche d’une zone éloignée où le regard terrestre ne parvient pas. Et cette proue recourbée est au fond le rayon qui remplace celui du milieu de la couronne demi-circulaire (le seul qui renverse la tête de la Méduse, cf. Méthis ou Isis); queue du temps regagnant périodiquement se propre proue qui accouche de la lumière.

Le moment d’arrêt du Soleil ou du Dé jeté est celui qui sillonne la prunelle solaire. Et il est fixé par le poids apesant qui noue et dénoue la cravate du temps. Alors que seul le poids de l’Horloge solaire, situé entre les cornes de Nuit, sert de flotteur retenant le fil de l’étoile portée à s’enfuir: la seule déviation utile au sein de la Sphère naviguant dans le ciel, déviation qui produit un infini de lumière à partir d’une obscurité complète et, à la fois, remous de l’écho de Narcisse qui, du fond de sa situation sans issue, réoriente toute la volupté humaine vers la plus haute étoile fixe.

La Couronne – grâce à la chute amortie de Nuit – est enfin arrachée à la force d’engloutissement dans le sens unique et posée au-dessus du débouché de multiples courants du temps (sillons de Gèbe, blessures faites par le balancier du Soleil). C’est de là que Nuit prête l’oreille au déferlement des vagues arrivant de loin et aspire le souffle de la haute mer céleste. Et c’est là le chemin sinieux de la lumière vers l’étoile fixe, qui tisse un vaste champ de pétales autour du secret de Sa germe de l’allumage spontané. Pivoine stellaire d’un rouge sombre qui subit un exaltant exil interminable.

Catherine Ristitch Aglaé

Katarina Ristić Aglaja

Traduction: Zoritza Hadji-Vidoikovitch

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